La voix de Chris

Publié le par Mérédith S. Christa D'Angelo

DES VOIX ET DES VOIES
 Première partie : Chapitre 3 : La voix de Chris

  C’est un appel au secours que j’envoie par le biais de cette outre que j’ai fabriquée moi-même, en cachette, la nuit, dans une peau de chèvre que j’ai volée. J’ai fait en sorte que ce si précieux écrin soit imperméable et cette nuit, j’irai le plus loin que je peux dans ma petite embarcation et je le jetterai à l’eau : je confierai aux courants marins ce message. J’espère qu’il parviendra de l’autre côté des eaux, dans une contrée où d’autres terriens - oui, je veux y croire ! – ont dû réussir à construire une société fondée sur l’Amour et la Justice.
Alors, chers terriens de l’autre côté du rivage, je vous en supplie, venez à notre secours !
Voilà, je vous explique.
D’abord, je me présente, je m’appelle Chris, je suis un homme d’une quarantaine d’années. Enfant, grâce aux tests d’intelligence, j’ai été sélectionné pour faire partie de l’unique groupe de garçons autorisés à apprendre à lire, écrire et compter. C’est tout mais c’est considérable pour nous, les hommes, dans cette société dirigée par les femmes.
J’ai réussi à me cultiver un peu en dérobant des livres et en me cachant pour les lire. C’est la raison pour laquelle mon langage n’est pas très élaboré, excusez-moi, surtout si vous, lecteurs inconnus, êtes des érudits.
Je lance cet appel au secours parce que notre condition de mâle, ici, est soumise à la pire des conditions de vie et nous n’avons pas les moyens de nous délivrer nous-mêmes.
Comme je vous l’ai dit, les femmes dirigent tout, maîtrisent tout et nous maintiennent en esclavage.
Dès la naissance, les bébés mâles sont minutieusement examinés, ceux qui présentent la moindre anomalie, le moindre défaut sont éliminés, les autres sont confiés à la corporation des nourrices professionnelles. Ils sont tous réexaminés à l’adolescence, le test d’intelligence permet de sélectionner les quelques futurs scribes nécessaires, les tests de robustesse physique, d’esthétique, de vigueur sexuelle fournissent les éléments nécessaires pour les travaux de force, la prostitution et la reproduction.
Nous sommes tous considérés et traités comme des esclaves, mais certaines conditions de vie sont un peu plus confortables que d’autres. La meilleure, vous l’avez compris, c’est la mienne, scribe, mais nous sommes très peu nombreux. Ensuite vient la condition d’hommes de charme : leurs corps sont l’objet de soins quotidiens, musculation, balnéothérapie, maquillage, bijoux, parures dans les plus belles étoffes, ainsi peuvent-ils, le soir venu, charmer les dames les plus puissantes du royaume et leur offrir la détente et les plaisirs qu’elles souhaitent : c’est le repos des guerrières.
La pire des conditions est celle des travailleurs : ils n’ont droit à aucune éducation ; dès leur plus jeune âge, ils sont soumis aux travaux forcés, leur espérance de vie est la plus faible.
Inutile de vous décrire davantage cette société : les femmes occupent tous les postes de pouvoir dans tous les domaines, politique, économique et même religieux. Cet état de fait est établi et se perpétue depuis quelques milliers d’années, il est donc considéré comme normal, naturel, inéluctable.
Le mythe religieux prône que la déesse mère a créé la femme à son image puis l’homme pour qu’il soit à son service.
Le mythe scientifique a établi une fois pour toutes la suprématie du cerveau des femmes : moins volumineux que celui des hommes, il se développerait beaucoup plus vite et créerait des connexions beaucoup plus nombreuses entre les deux hémisphères, gauche et droit, et confèrerait donc aux femmes des capacités, des performances très nettement supérieures à celles des hommes.
Selon le mythe philosophique, la supériorité de la femme résiderait aussi dans sa puissance d’âme et de conscience.
Bref, il est dans l’ordre des choses que les femmes prennent les rênes, gouvernent et que les hommes se laissent gouverner. D’ailleurs, la plupart des hommes considèrent eux-mêmes, que c’est le bon ordre des choses, ils sont eux-mêmes convaincus d’être incapables de rivaliser avec elles. Pour la majorité d’entre eux, c’est un honneur, voire un privilège, de pouvoir servir, assister une ou des femmes sur leur lieu de travail ou dans leur résidence.
Cependant, certaines rumeurs s’amplifient de jour en jour. Il semblerait que, de plus en plus souvent, des hommes, parvenus au terme d’une vie de dévouement, osent dévoiler la vérité : telle admirable composition musicale, telles sculptures, telles peintures renommées, tels livres mais aussi discours, textes de loi, découvertes scientifiques, etc., seraient leurs propres créations usurpées par des femmes toujours avides de gloire.
Les hommes seraient donc victimes d’abord et avant tout d’un système de croyances !
Par conséquent, rompre avec ce système permettrait à l’homme d’aujourd’hui d’oser aller à la rencontre de lui-même, de découvrir qui il est vraiment, quel est son pouvoir personnel, quelle est sa liberté !
Ces questions me taraudent l’esprit depuis si longtemps ! Enfant déjà cette société me paraissait complètement stupide. Je trouvais tous ces adultes indignes d’être des parents parce qu’ils nous offraient un modèle détestable. Cette guerre des sexes était pour moi une monstruosité d’autant moins supportable qu’un rêve, toujours le même, venait ancrer dans ma mémoire des images inoubliables.
Je voyais une femme, toujours la même, comme il n’en existe aucune ici. Elle était d’une beauté simple, naturelle, empreinte de douceur et en même temps éblouissante, ses yeux avaient à la fois quelque chose de grave, comme s’ils ouvraient une porte sur la profondeur de son âme, et quelque chose de pétillant, de joyeux. J’ai mis très longtemps pour oser croire à ce que ces yeux exprimaient. C’était difficile, j’ignorais que ça pouvait exister. Et puis, à la centième répétition de mon rêve, soudain, quelque chose s’est ouvert en moi, comme un œil intérieur et j’ai osé voir, savoir, connaître, reconnaître : ces yeux pétillaient de la joie de rencontrer mes yeux. Cette femme m’aimait. Oui, sans aucun doute, parce que brusquement, à force de tenir mon regard immergé dans le sien, voilà, j’étais en elle, je ressentais tout d’elle. Et stupeur ! Cette femme, tellement magnifique, avec son cadeau d’amour tellement grandiose, tellement incroyable pour moi, voilà que cette femme redoutait quelque chose : est-ce que cet homme là devant elle allait répondre ou pas à son amour ?
A ce moment précis, l’histoire de cette femme commençait à se dérouler dans ma conscience.
Elle était là, debout derrière la porte. Elle venait de sonner. Il venait d’ouvrir. Instant décisif.
Cette scène, ça faisait des mois et des mois qu’elle la vivait et la revivait en pensée. Son rêve : il arrimait ses yeux dans les siens, il décrochait son plus beau sourire, il se rapprochait d’elle lentement et murmurait à son oreille « Enfin ! » et tout doucement il l’encerclait de ses bras, alors, alors seulement, elle pouvait lâcher la tension et laisser aller sa tête sur sa poitrine, glisser ses mains le long de son dos, s’enivrer d’un parfum retrouvé, prendre le temps de sentir battre son cœur, sentir la joie éclore, un frisson, un soupir, une pensée : je peux mourir là tout de suite, j’aurai connu ce qu’il y avait à connaître.
Mais la vie, la fabuleuse vie vibre en elle. Et l’homme a délicatement posé ses mains sur son visage, les doigts noyés dans ses cheveux, il a à nouveau plongé son regard dans le sien, son sourire lui dit « merci d’être venue, ça faisait si longtemps que je t’attendais », et ses lèvres effleurent les siennes, douceur de soie, unique, exclusive, lui seul, et baiser d’éternité.
Pouvez-vous imaginer ce qu’un pareil rêve pouvait provoquer sur moi dans mon contexte de vie ? Alors, me disais-je, l’homme et la femme peuvent connaître une relation parfaitement harmonieuse ? Et, en guise de preuve, le rêve recommençait à se dévider.
Je les voyais tous les deux dans leur contexte de vie. Un coin reculé de campagne, une grande maison de pierres, un jardin, un verger, une forêt et une rivière en bordure du terrain.
Plusieurs fois par an, ils accueillent des groupes de personnes désireuses, elles aussi, de connaître un meilleur niveau d’harmonie. Le reste du temps, ils se regardent, se sourient, se baladent, la main dans la main, ils jardinent, cuisinent, font leurs emplettes, ils écrivent des livres, peignent des tableaux, sculptent l’argile, écoutent de la musique et, chaque fois que l’occasion se présente, ils partagent tout ça avec leurs enfants et petits enfants, leurs amis. Et quand ils sont prêts, ils réalisent un de leurs projets, car il y en a toujours quelques-uns en attente : tout en bas, dans la cuvette, faire dériver la rivière pour créer un petit lac ; à l’été, faire des confitures, à l’automne, cueillir les champignons, avant l’hiver, construire une serre pour les plantes fragiles …
Je les aime ces deux-là ! Quelques fois il me semble que je suis cet homme et qu’un matin, je vais me réveiller avec cette femme allongée près de moi, alors, avec son beau sourire et ses yeux pétillants, elle me dirait : « Tu as bien dormi ? Tu as fait de beaux rêves ? ». Je lui répondrais : « Non, un vrai cauchemar ! ». Et je lui raconterais mon histoire et j’aurais droit à un surcroît de tendresse pour me faire oublier bien vite toutes ces horribles images !
 
Donc, chères terriennes et chers terriens de l’autre côté du rivage, j’espère que vous avez développé l’art de la vie harmonieuse pour toutes et pour tous, que dès la réception de mon message vous n’aurez qu’une hâte ce sera de venir ici nous offrir ce merveilleux cadeau : la fin de la guerre des sexes, et puis tenez, par la même occasion, la fin de toute forme de guerre, ça devrait être possible, non ?!

 

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